Chess in the time of silicium

L'Indien Viswanathan Anand a conservé il y a quelques jours son titre de champion du monde d'échecs, au terme d'un match plein de panache face au Russe Vladimir Kramnik. Anand est un joueur hors norme, auquel s'attache une histoire singulière, peut-être un peu légendaire aussi. Au début de sa carrière parmi les meilleurs, dans l'ombre toutefois de l'envahissant Kasparov, il avait gagné par sa vitesse de calcul et de décision le surnom de "Speedy Anand". Ce style rapide et intuitif, offensif et tout entier tourné vers la victoire, il l'avait forgé au cours d'un apprentissage digne du meilleur Karaté Kid. Enfant puis adolescent dans un village où les passionnés ne disposaient en tout et pour tout que d'un seul échiquier, il faisait la queue pour jouer des blitz sur la place publique. Le vainqueur gagnait le droit de défendre son royaume, le vaincu celui de retourner faire la queue. Anand ne supportait pas d'attendre... aujourd'hui il ne descend plus de son piédestal.

Photo : "Chess" par estherase, sous licence CC

Deux humains viennent donc une nouvelle fois de s'affronter pour la conquête d'un titre en chocolat, dont la version en métal précieux appartient désormais, et pour toujours faut-il croire, aux machines. La défaite de Kasparov contre Deep Blue en 1997 avait été acquise au terme d'un terrible scénario à suspense, conclu par l'effondrement psychique et un geste de quasi suicide symbolique de la part du champion humain, tsar redouté parmi ses pairs, devenu tigre de papier au royaume du silicium. Celle plus récente de Kramnik contre Deep Fritz 10 n'avait quant à elle laissé aucune place au doute, marquée au contraire par un événement sans précédent à ce niveau : un mat subi par le champion du monde humain (Kramnik venait tout juste de conquérir ce titre face à Topalov) sur l'échiquier ! Le combat était si dense, la falaise si escarpée pour Kramnik, que, toute sa puissance de calcul accaparée par la tentative de convertir en gain un microscopique avantage positionnel, il en avait oublié la menace béante d'un mat en un coup, stupide et atterrant.

Peut-on, en conséquence, encore jouer aux échecs au temps du silicium ? Cela signifie-t-il encore quelque chose ? Oui bien sûr, d'abord parce qu'entre eux les humains JOUENT, comme l'ont illustré avec talent et parfois génie les duellistes du récent match de Bonn. Ensuite parce que le monde des échecs a complètement intégré en quelques années les cerveaux annexes que constituent les ordinateurs et leurs programmes, forces brutes tutoyant le talent par accumulation de puissance. Les nouveautés théoriques des deux champions (voir à ce sujet les analyses passionnantes de Jean-Pierre Mercier - et Rybka ! ;-) - dans le blog Tour à Tour) doivent autant à leur préparation personnelle et à celle de leurs secondants qu'à la façon dont ils ont apprivoisé ces outils pour atteindre eux-mêmes des niveaux de performance inégalés.

En termes d'innovation dans la société numérique il y a ici matière à observation et à inspiration. Si l'on replace l'humain au centre, toujours et plus que jamais au centre, et la machine à la périphérie, l'une des questions centrales devient : dans quels domaines avons-nous besoin d'ordinateurs, de calculs, ou d'informations pour devenir meilleurs, plus performants, (plus heureux !?...), NOUS-MÊMES ? C'est une question profonde si l'on prend le temps de s'y arrêter. Personne (ou presque) ne s'intéresse à avoir des champions d'échecs en ferraille. Si les ordinateurs dégoûtent les humains des échecs alors les échecs disparaîtront. Si, en revanche, ils font progresser les humains aux échecs, alors nous verrons naître encore de nombreux grands champions légendaires comme Anand. La confrontation, la stratégie, la tactique, l'espoir, la victoire, la défaite... continueront de faire sens. L'énergie continuera de s'investir, en quantité de plus en plus grande.

Pour qui construisons-nous des machines ? Pour les machines ? Ou pour nous-mêmes ?